ici le jour a tout enseveli.

≈ pigbite, tristan da cunha, hémisphère sud.
≈ un jour de septembre, au début du printemps.

Les odeurs du printemps viennent, chaque année, avec leurs effluves de souvenirs d'avant. J'aime voir les buissons s'éveiller, la bruyère qui reprend des couleurs et les animaux sortir de leurs tanières, et j'oscille entre l'envie de les imiter et celle de rester, moi, au fond de mon antre. Autour de cette date de septembre où ma mère est partie, je sens mon père se renfermer, lui aussi, comme une coquille réfractaire. Il essaie de s'en cacher, mais ses longues promenades qui trompent les autres ne m'ont pas, moi ; sûrement parce que je fais les mêmes. Je redoute les bourgeons printaniers tout l'hiver, et pourtant, dès qu'ils sont là, je me laisse aller à la mélancolie de longues marches au bord de l'eau. Le moindre prétexte est le bon pour m'extraire au village et à ceux qui y vivent, et fort heureusement, l'arrivée des beaux jours en regorge. Ce que je préfère, c'est aller cueillir des baies à Pigbite, où l'on s'était promenés, papa et moi, ce printemps là, et où l'on avait aperçu ce que je crois encore être une queue de baleine. J'avais imaginé que ma mère l'avait vue elle aussi, loin sur l'océan, et qu'elle avait frôlé la coque du bateau qui l'emmenait loin de moi.

Je compte : c'est la onzième année que je viens, seule, arpenter les flancs rocheux de Pigbite. J'ai pris un panier en osier à la maison, et je m'attèle à la tâche que je me suis fixée. Si j'en cueille suffisamment, je pourrais faire une tarte, que l'on mangera, mon père et moi, sur la table en formica de la cuisine. On salira nos doigts, nos lèvres, et et même nos vêtements, de ce pourpre qui ressemble à du sang - peut-être qu'on en plaisantera. Il saura très bien d'où elles viennent, ces baies, et il saura très bien pourquoi j'y suis allée, mais il ne dira rien. Lui et moi, on a nos habitudes, après tant de temps passé tous les deux. Quand j'ai grandi, il a commencé à m'appeler sa grande asperge, et a insisté pour qu'on en plante. Maintenant, je suis plus grande que lui de presque une tête, il m'appelle toujours comme ça, et nous cultivons toujours les asperges (je n'aime même pas ça, on les donne à la voisine en échange de chandails qu'elle tricote).

Je cueille méticuleusement les fruits, un par un, pour ne pas les abîmer. J'en éclate pourtant quelques uns par mégarde, en grignote d'autres, ralentissant considérablement mon rythme de cueillette. Ma panière finit par se remplir de ces petites billes rouge vif, brillantes et douces. Le soleil encore tiède tape déjà contre ma nuque découverte, mes cheveux noirs rassemblés en un chignon négligé dont s'échappent quelques mèches, et je m'installe à l'abri de la roche sombre et poreuse. Je regarde l'horizon, mais la mer est calme. Je crois qu'elle ne viendra pas aujourd'hui, alors j'enlève mes chaussures et m'allonge.